Vu du ciel, au centre d'un cirque de collines peu pentues, près d'un lac, on distingue un quadrillage bien net de parcelles sillonnées de chemins de terre ocre, plantées d'arbustes verts. Aux quatre coins, des bâtiments modernes et plus anciens. L'un d'eux attire davantage le regard avec son toit caractéristique. C'est un authentique "sala chan", réfectoire des moines bouddhistes, sauvé de la destruction d'une pagode à l'abandon, démonté pierre par pierre puis remonté là. Là où Nathalie Chaboche et Guy Porré, couple franco-belge, ont élu domicile et créé leur entreprise en 2013, La Plantation.

Les plantations de La Plantation à 45 minutes de la ville de Kampot (photo : La Plantation)
Après une carrière dans l’informatique et les nouvelles technologies, ils ont débarqué un peu par hasard au village de Bosjheng, dans la province de Kampot. En vacances au Cambodge, ils ont été guidés par des locaux en scooter jusqu'à ce qui n'était alors qu'une friche. Déjà tombés amoureux du pays, ils ont eu une vision de ce lieu transformé en paradis du poivre, mais surtout en projet agrotouristique social et durable. Même si le poivre de Kampot a été le premier poivre au monde reconnu par une Indication géographique protégée (IGP), en 2010 (rejoint par le poivre de Penja, au Cameroun, en 2013), il y avait tout à faire. La guerre civile (1967-1975) avait ruiné la filière avant un regain au début des années 2000.
PIPER OR NOT PIPER ?
Botaniquement, le poivre est le fruit de plantes de la variété Piper, dela famille des Piperaceae,
liane tropicale originaire de la côte de Malabar, au sud-ouest de l'Inde. Parmi les 2 000 variétés
répertoriées, on en distingue quatre principales : Piper nigrum, comme le poivre de Kampot ou de
Sarawak (Malaisie) ; Piper longum, poivre long que l'on trouve notamment à Java ; Piper cubeba
ou cubèbe principalement d'Indonésie ; Piper borbonense, tel le poivre de Voatsiperifery qui vient
de Madagascar. Mais il existe aussi de "faux-poivres", de la variété botanique Zanthoxylum, de la
famille des Rutacées. Ce sont par exemple les poivres de Sichuan ou de Timut. Piper ou
Zanthoxylum, vrai ou faux, ces poivres sont tous excellents, à utiliser spécifiquement selon les
circonstances, les plats et son goût personnel.

Récolte de poivre de Kampot (photo : La Plantation)
RESPECT D'UNE HISTOIRE, D'UNE TERRE ET D'UN PEUPLE
En un peu plus de dix ans, Nathalie et Guy ont transformé cet endroit en ferme modèle certifiée Bio où plus de 150 personnes s'activent. Ils ne sont pas arrivés en terrain conquis, pour expliquer la vie aux Cambodgiens. Avec leur chef fermier, 5e génération de planteurs de poivre, ils appliquent les traditions séculaires héritées des premiers cultivateurs de poivriers implantés au XIIIe siècle par les Chinois. Tout est fait en respect du cahier des charges de l'IGP. Fertilisation naturelle (engrais bovin, guano de chauve-souris, crabes de rivière, os de vache ou peau de crevette). Multiplication des poivriers par bouturage de deux variétés seulement : le Kamchay, dit "grandes feuilles", et le Lampong (ou Belantoeung), dit "petites feuilles". L'irrigation, indispensable malgré la saison des pluies à la culture du poivre (un pied a besoin de 15 litres tous les 3 jours), utilise l'eau des mares à proximités. Enfin, les pesticides naturels (pas imposés mais recommandés par l'IGP), sont généralement tirés de plantes locales, autre savoir-faire ancestral.
Récolte, tri, sélection et ensachage sont par ailleurs manuels. Dans l'atelier, on traite les poivres, racines, feuilles, fleurs et fruits dès leur récolte, préservant ainsi tous leurs arômes. Leur modèle de production respecte les principes du commerce équitable pour leurs employés et leur groupement de 50 petits fermiers qu'ils sont allés voir dans les différentes provinces du Cambodge pour sélectionner de nouvelles épices, cultivées ou sauvages, souvent rares et toujours endémiques, et qui respectent leurs standards commerce équitable. Eux-mêmes achètent au juste prix, selon les principes Fair Trade, bien supérieur au marché.

Poivre de Kampot IGP au sel de Kampot, une création La Plantation (photo : La Plantation)
POIVRE ET SEL
Au-delà des méthodes anciennes, Nathalie et Guy ont malgré tout apporté un oeil neuf au poivre de Kampot. Ils ont vite constaté que la fraîcheur était la qualité première d'une bonne épice. Un poivre séché, tout ridé, comme on le consomme habituellement, perd nécessairement de cette fraîcheur. En 2017, ils ont donc imaginé une technique nouvelle pour préserver le goût et la texture croquante du poivre vert frais : en le conservant dans du sel, et pas n'importe quel sel, puisque Kampot en est aussi un haut-lieu avec ses salines aménagées en une succession de bassins le long de la rivière Teuk Chhou (ou Prek Thom) entre la mer et la ville, bénéficiant d'un climat propice avec une saison sèche entre janvier et avril. Cela donne des baies à utiliser pour elles-mêmes, entières, surtout pas moulues, déposées sur un magret sauce au miel, un poisson en papillote ou dans un gaspacho. Leur poivre peut aussi être déshydraté ou fumé à froid. Ils ont également créé une gamme de sauces, de la plus douce à la plus piquante. Toujours soucieux d'atteindre le marché local, ils ont ouvert une boutique à Pnom Penh, au Marché Russe, quartier emblématique de la capitale cambodgienne, qui accueille également le premier musée au monde du moulin à poivre.
Enfin, on ne peut pas terminer ce portrait d'un couple remarquable sans évoquer leur association, Les Écoles de La Plantation, qui a pour mission de favoriser l'accès à l'enseignement primaire pour les enfants de leur village, puis de les accompagner vers le secondaire et même l'université avec un système de bourses. On comprend avec eux ce que "bon" veut dire, pas seulement au goût mais dans toutes les dimensions d'un engagement pour les autres. Merci Nathalie et Guy !

Guy Porré et Nathalie Chaboche vous saluent bien (photo : La Plantation)