Si on vous dit "moutarde", vous pensez Dijon, voire Orléans pour les plus informés. Mais, à moins d'être du cru, jamais Normandie, à laquelle on associe davantage les vaches rouges, blanches et noires sur lesquelles tombent la pluie, les cerisiers blancs, une mare avec des canards, des pommiers dans la prairie et le bon cidre doux... Et pourtant, au mitan du XIXe siècle, des dizaines de moutardiers sévissaient dans le bocage, utilisant le vinaigre de cidre. En Seine-Maritime, à Caudebec-en-Caux, Georges Rondel a même inventé sa propre recette dès 1735, suivi de près par la Maison Bocquet, à Yvetot. Cette dernière a survécu près de deux siècles et demi quand toutes les autres disparaissaient. Sa fermeture définitive en 1992 a été vécue localement comme un drame.
Richard et Élise Dupont, co-fondateurs de Maison Dupont (photo : Tristan Laffontas)
MOUTARDE NORMANDE, LE RETOUR
Ça, c'était avant l'été 2021 et l'arrivée de trois ami·es, tou·tes originaires de Dieppe, Richard Dupont, à la production, Valentine Hébert, aux circuits courts et à la distribution, et Christophe Romefort, au marketing et aux relations publiques. Élise Dupont, épouse de Richard, est la quatrième des trois mousquetaires. Ensemble, ils se sont installé·es à Dieppe en tant qu'artisans moutardiers-vinaigriers, créant Maison Dupont. Transfuges de l'agro-alimentaire, où ils se sont connus, le quatuor a souhaité d'emblée bifurquer dans leurs pratiques, énergie uniquement solaire et éolienne, revalorisation des cartons d’emballage en matériel de calage, et bien sûr, un ancrage local pour retrouver les nobles gestes d'un artisanat remontant à la nuit des temps.
LE SAVIEZ-VOUS ?
La présence de graines de sénevé (dite graine de moutarde, issues du fruit de la plante appelée
sénevé) est attestée depuis l'âge de bronze, dans la Grèce antique et en Asie. On en a même
retrouvé dans les tombeaux de pharaons. Elle est mentionnée dans la Bible, parabole de la foi de
tout homme, transmise par Jésus : « le royaume des cieux est semblable à un grain de sénevé
qu'un homme a pris et semé dans son champ. C'est la plus petite de toutes les semences ; mais,
quand il a poussé, il est plus grand que les légumes et devient un arbre, de sorte que les oiseaux
du ciel viennent habiter dans ses branches. » Dès l'Antiquité, on a identifié les vertus digestives de
cette épice, utilisée également pour soigner, en cataplasme, les maladies de poitrine. Arrivée en
Gaule avec les Romains, elle commence à être transformée en condiment, broyée avec du moût
de raisin. D'où son nom qui vient du latin "mustum ardens" signifiant "moût brûlant". La moutarde
se répand partout en France et reste un trésor national, mais pas la production de graines. Après
la seconde guerre mondiale, la culture de la graine de sénevé a même presque disparu,
généralement remplacée par le colza. Au plus fort, 80 % de l’approvisionnement, elle venait du
Canada, le reste principalement de Russie et d'Ukraine. D'où la pénurie de 2022 après un dôme
de chaleur au Canada et le déclenchement de la guerre en Ukraine. Mais, heureusement, la filière
a été relancée par l’Association Moutarde de Bourgogne, créée en 1993, aboutissant à une IGP en
2009. On grignote des parts de marché, faibles mais encourageantes.
Maison Dupont a aménagé son atelier dans la Zone Eurochannel, en périphérie de Dieppe. Avant de se lancer, Richard a passé un an et demi à se former tout seul. Il a lu beaucoup de livres, y compris de vieux traités de moutarderie du début du XXe siècle, et testé, re-testé et re-re-testé. L'objectif était clair, développer une production artisanale en utilisant 100% de graines françaises. C'est le cas grâce à deux partenariats avec des agriculteurs, Thierry Depreaux, installé à Avesnes-en-Val, certifié en Agriculture Biologique, et Romain Levasseur, qui dirige le domaine familial Saint-Julien au Bourg-Dun, conduit en agriculture raisonnée. La floraison se produit au printemps, le fruit se développe sous la forme d’une cosse, appelée silique, qui contient les graines. La récolte a lieu entre juillet et septembre. Les graines de moutarde sont ensuite triées et séchées. Les graines blanches sont sélectionnées pour leur onctuosité et leur douceur, les brunes pour leur piquant. Il en faut environ 300 000 pour un kilo de grain.
Graines de moutarde tirées du fruit de la plante appelée sénévé (photo : Tristan Laffontas)
LA MOLÉCULE QUI PIQUE
Au fil des années, Richard a mis au point sa recette. L'étape primordiale, c'est la réussite de la fermentation synapique. Sans celle-ci, les graines de sénevé ne piquent pas. Il faut ainsi les écraser et les plonger dans un liquide acide (verjus, vinaigre ou vin blanc) pour faire apparaître l’isothiocyanate d’allyle, molécule aromatique que l'on trouve aussi dans le raifort et le wasabi et qui, au contact de la langue, donne du goût et, au contact du palais, du piquant. Chez Maison Dupont, la fermentation a lieu en cuve, avec une lente macération des graines dans un verjus composé de vinaigres non pasteurisés et non sulfités, d’eau, de sel et d’épices. « La fermentation longue permet au vinaigre de cidre de Normandie de s’exprimer en apportant douceur, rondeur et complexité aromatique aux graines de moutarde », explique Richard. Il faut ensuite être précis sur le réglage des pierres de la meule et sur les conditions d’affinage. Chaque "cuvée" de la gamme a de la sorte son propre caractère, douce ou ardente, pâte fine ou texturée, arômes fruités ou épicés.
Fin octobre 2024, Richard a obtenu la juste récompense de son dur labeur en recevant le titre de maître moutardier-vinaigrier des mains du président de la chambre des métiers et de l’artisanat de Normandie. « Nous visons 100 000 pots par an, pour que l’entreprise soit saine, capable de se développer et puisse faire vivre notre famille », a souligné l'entrepreneur, qui rêve d'implanter une moutarderie au coeur de Dieppe, que les amateurs pourraient visiter. On prend rendez-vous !
Une partie de la gamme Maison Dupont (photo : Tristan Laffontas)
