top of page

Agneau de la discorde

On sait que la querelle entre Normands et Bretons sur le Mont-Saint-Michel est éternelle, et encore féroce. On l’a vu en juillet 2023 lorsque le Conseil européen a rattaché par mégarde l’un des sites les plus visités au monde à la Bretagne, dans une story sur Instagram. Levée de boucliers ! Administrativement, le débat est aujourd’hui clos, le site est dans la Manche, l’un des départements de la région Normandie. Historiquement, c’est plus compliqué, il a été breton avant l’An 1000, puis ni l’un ni l’autre, puis normand, va comprendre. On ne saura jamais vraiment si « le Couesnon dans sa folie a mis le mont en Normandie » ni si « quand le Couesnon retrouvera sa raison, le mont redeviendra breton ». À chacun son proverbe dans ce Clochemerle typiquement français.


ree

Une brebis suffolk de François Leclerc dans la baie du Mont-Saint-Michel (photo : Mathilde Lasserre)


Eh bien, figurez-vous que, pour l’agneau de prés-salés, la confusion règne tout autant… Il faut dire, en préambule, que tous les éleveurs d’agneaux de la zone font le même métier. Un métier difficile, celui de conduire des troupeaux de brebis et d’agneaux (de race suffolk, roussin de la hague, vendéen et autre avranchin) qui se nourrissent sur des herbus constitués de plantes halophytes (adaptées aux milieux salins), comme la salicorne, l’obione, la puccinellie ou la soude maritime. Le tout sur un terrain piégeux, crevasses, trous et sables mouvants, régulièrement recouvert d’eau sous l’effet des marées, qui ne montent pas à la vitesse d’un cheval au galop (fake news) mais obligent à la vigilance. Une bête blessée ou immobilisée est en danger, de mort et/ou de se transformer en festin pour renards et oiseaux voraces. Au final, ces femmes et ces hommes cherchent à produire une viande unique, riche des arômes d’une alimentation et d’un climat singuliers, issue d’animaux rustiques, capables de marcher 10 km par jour pour boulotter tout leur saoul tout en déjouant les pires embûches.


AOP vs LE GRÉVIN


Pour le consommateur exigeant, rassuré par un signe de qualité, il existe une Appellation d’origine protégée (AOP) « Prés-salés du Mont-Saint-Michel » depuis 2012 (précédée par une Appellation d’origine contrôlée en 2009). Tout semble être pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, comme dirait Gottfried Wilhelm Leibniz. Lorsque les premières démarches pour l’obtention de l’AOC ont été entamées, en 1992, tout le monde poussait d’ailleurs dans le même sens, de part et d’autre de la frontière (qui n’est pas matérialisée par le Couesnon). Mais, des gueguerres de personnes, de tout à l’ego, des différences d’appréciation, ont conduit à un schisme et à la création, en 2004, de l’association le Grévin, regroupant exclusivement des Normands.


Une quarantaine d’éleveurs sont rassemblés aujourd’hui sous la marque collective le Grévin, ils sont à peine une dizaine inscrits dans l’AOP, cinq côté normand, cinq côté breton. Et ça ferraille, à coups de papiers bleus, les seconds souhaitant interdire aux premiers l’utilisation de l’image du Mont-Saint-Michel dans leur communication. En vain pour l’instant. Il suffit d’aller sur place pour comprendre qu’il faut être un as du cadrage pour ne pas immortaliser à tout clic la silhouette caractéristique de l’îlot rocheux. C’est notamment le cas des éleveurs normands, historiquement implantés plus près du rivage que les éleveurs bretons, dont les bergeries sont un peu à l’écart du littoral. François Leclerc, notre éleveur chouchou, a adhéré au Grévin, parce qu'il était dans son périmètre, mais préfère garder ses distances et travailler à sa façon (voir nos articles par ailleurs).


ree

Quelques-unes des bêtes de l'élevage Aux Arts Salés, adhérent du Grévin (photo : Mathilde Lasserre)


DIFFÉRENDS ET DIFFÉRENCES


La situation géographique des éleveurs bretons modifie leurs pratiques. Il leur est en effet moins aisé d’effectuer des allers-retours entre la ferme et les herbus, même en s’offrant une pause sur une parcelle de repli. Les Normands sont plus réactifs pour mettre à l’abri leur troupeau en fonction de la météo (fortes pluies) ou des marées, puis pour les ramener à l’herbe. Et vice versa. Cela peut paraître anecdotique mais l’impact est non négligeable puisque, pour obéir au cahier des charges de l’AOP, il faut 70 jours de pâturage effectif, au minimum à partir de 45 jours de vie (mais on peut également attendre 105 jours (?), l’alimentation étant alors constituée de lait maternel, possiblement complétée de lait en poudre, de fourrage ou de concentrés). C’est aussi 70 jours pour le Grévin, mais on compte à partir de 21 jours, ce qui permet de faire bénéficier plus vite à l’agneau des vertus de l’herbe, en alimentation directe mais aussi à travers le lait qu’il tète encore au pis de sa mère qui broute. C’est l’une des différences entre l’AOP et le Grévin, mais pas la seule.


Côté le Grévin, il n’y a par exemple aucune obligation ni interdiction en matière de « finition » de l’agneau, au-delà des 70 jours de pâturage. Dans les faits, la grande majorité des éleveurs de l’association ne pratique pas cette méthode. Dans l’AOP, cette finition est interdite dans le cas où les agneaux reçoivent une ration de 400 g/jour de complément lorsqu’ils rentrent de l’herbu le soir pour se mettre à l’abri, l’auge devant être vide lorsqu’ils repartent le lendemain matin. En revanche, si les agneaux ne sont nourris pendant 70 jours qu’à l’herbe du marais salé, sans aucun concentré, une période facultative de finition est autorisée, d’un maximum de 30 jours (mais jusqu’à 40 jours quand ceci intervient entre le 1er septembre et le 31 décembre). L’agneau reçoit alors une alimentation de fourrages et de concentrés, et possiblement de l’enrubanné (fourrage fermenté conservé à l’humidité comme l’ensilage).


Tout cela paraît technique mais a une incidence non négligeable sur la nature même de la viande. Et sur le bien-être des animaux. Les éleveurs, dans l’AOP comme au Grévin, ne traitent pas leurs bêtes de la même manière, ce qui engendre parfois des mortalités importantes (souvent inévitables, même François Leclerc, qui fait tout bien, perd 15% de ses animaux), mais n’empêche pas la labellisation des « survivants ». Sujet sensible dont on ne parle que sous cape, à l’ombre de l’abbaye.


ree

Transhumance nocturne du troupeau de François Leclerc qui va brouter de l'herbe fraîche (photo : Mathilde Lasserre)

IL N’Y AURA PAS D’AGNEAU À PÂQUES


Cette question de l’alimentation permet de mieux comprendre pourquoi il ne faudrait pas manger d’agneau… à Pâques. Contre-intuitif et presque sacrilège. Pourtant. Les brebis mettent bas (on dit agnelage) généralement entre janvier et juillet. Si vous avez bien suivi et êtes un cador en calcul mental, un agneau AOP sera abattu à l’âge d’au moins 115 jours (45 + 70), de 91 jours (21 + 70) pour le Grévin (ce qui est rare, sauf pour deux ou trois beaux bébés à la naissance). Même en partant du 1er janvier, on arrive forcément en plein mois d’avril. Si le dimanche de Pâques peut intervenir en théorie entre le 22 mars et le 25 avril de chaque année, ça coince franchement. Seul cas possible, des agneaux nés tardivement qui se développent lentement et que l'on pourra élever jusqu'à l'année suivante... pour Pâques. Mais ce ne sont pas les meilleurs. En revanche, des agnelages peuvent intervenir plus précocement, naturellement, mais aussi, moins glorieux, en grugeant les brebis enfermées par un jeu de lumière et d’obscurité, leur faisant perdre la notion de temps et de date. Pas folichon. Mais, le vrai problème, c’est ce que mangeront les agneaux nés en plein hiver. À cette période, l’herbe est rare et bien moins riche. Le pâturage dans les prés salés aura une moindre incidence sur les qualités organoleptiques de la viande. Solution : congeler le gigot que vous avez acheté en saison pour le ressortir à Pâques.


Mais bon, chacun ses goûts, n’est-ce pas. Le bon étant la chose la moins bien répartie sur terre, cela nous conduit jusqu’au dernier point noir. Il y a des agneaux exceptionnels dans l’AOP comme au Grévin. On aimerait que, dans un monde idéal, tout le monde s’entende, enterre le bâton de berger de la guerre. Mais, sans vouloir vous entraîner sur une pente paranoïaque, il y a pire. Êtes-vous sûrs que la viande dégustée dans certaines gargotes du Mont-Saint-Michel (où la seule chose salée est souvent l’addition), annoncée parfois comme « agneau de la baie », vient bien d’en face ? Et si elle arrivait de la baie d’Auckland ? On dit ça, on dit rien.

bottom of page