Le Noir de Bigorre AOP d’Herbae
- Stéphane Méjanès
- 1 sept.
- 5 min de lecture
On arrive à Campistrous (Hautes-Pyrénées) par une petite route qui s’accroche aux pentes du plateau de Lannemezan. Devant, les Pyrénées dressent leur toile, sommets découpés dans le ciel, vallées encaissées, forêts épaisses. Ici commence la vallée de la Baïse, sur son versant Est, celui qui prend le soleil du matin et s’abrite des vents d’Ouest. À 600 mètres d’altitude, l’herbe y reste verte même en plein mois d’août, les sources jaillissent partout, les haies et les bois forment un bocage qui a longtemps façonné le paysage. C’est dans ce décor qu’Herbae a planté son nom et ses cochons (et pas des équidés, bien que Campistrous signifie "champ des ânes"). Et c'est là que Tristan est allé découvrir ces cochons très spéciaux, convaincu par les recommandations de deux membres, Franck et Simon "le boucher".

Nicolas Touzanne avec ses porcs Noirs de Bigorre (photo : Lucas Chappe)
UNE RACE PRESQUE DISPARUE
« Le Noir de Bigorre, c’est un cochon autochtone des Pyrénées centrales qui a failli disparaître dans les années 1980 », raconte Nicolas Touzanne. Pas adapté aux standards industriels, trop gras, trop long à élever, peu prolifique, il ne rentrait dans aucune des cases qu’imposait l’époque. « Mon père, Armand, qui était conseiller agricole, a décidé de le sauver. Il a retrouvé deux mâles et trente femelles chez des paysans du coin qui en avaient gardé un peu par attachement. Sans valeur économique à ce moment-là, mais une valeur patrimoniale énorme. »
Commence alors un travail de longue haleine : conserver la race, éviter la consanguinité, puis trouver un modèle économique. « La chance, c’est que le Noir de Bigorre fait beaucoup de gras et grandit lentement en plein air. Un jour, un salaisonnier a oublié nos jambons pendant deux ans dans son séchoir. Quand il en a ouvert un, c’était fabuleux. On a compris que l’on tenait quelque chose. » Petit à petit, la filière se structure, s’étend, fédère une soixantaine d’éleveurs. Il faudra près de quarante ans pour décrocher l’AOP, en 2017.
Une belle vie de cochon (photos : Lucas Chappe)
LE SAVIEZ-VOUS ?
On compare souvent le Noir de Bigorre à son cousin ibérique, le fameux pata negra. Les deux partagent une histoire millénaire et un terroir de liberté, mais leurs différences sont réelles.
D’abord la race : le Noir de Bigorre est un porc gascon pur, inscrit au livre généalogique, quand l’Ibérico existe en version 100 %, mais aussi croisée à 75 ou 50 % avec du Duroc.
L’élevage diffère aussi : en Bigorre, la densité est strictement limitée à vingt cochons par hectare (15 pour Herbae), sur des prairies naturelles et bocagères, tandis que l’Ibérico se décline en plusieurs systèmes, du bellota prestigieux, nourri aux glands dans la dehesa, au campo mêlant plein air et compléments, jusqu’au cebo plus intensif.
L’alimentation trace une autre ligne : le Noir de Bigorre consomme exclusivement des ressources locales et non OGM – céréales (blé, orge, triticale), herbes, fruits forestiers – alors que l’Ibérico varie selon son label, du 100 % gland et herbe au mélange de céréales et légumineuses.
L’âge d’abattage est similaire, autour de douze à vingt quatre mois, mais les carcasses ibériques pèsent souvent plus lourd, avec un minimum de 115 kilos contre 100 en Bigorre.
Enfin, l’affinage : celui du Noir de Bigorre s’étend de douze à vingt quatre mois, par des températures douces dans le séchoir, pour un jambon moelleux, peu salé, aux arômes subtils de fruits secs et de champignon, quand les ibériques, surtout bellota, patientent vingt-quatre à trente-six mois, à des températures plus chaudes, et développent une intensité plus marquée, avec parfois des notes fumées.
Deux approches, deux cultures, deux expressions d’un même lien ancestral entre l’animal, la forêt et le goût.

Nicolas Touzanne sur ses terres (photo : Lucas Chappe)
RETOUR AUX SOURCES
Nicolas et Anouk Martin ne se destinaient pas à cette vie. « On vivait à Paris jusqu’en 2018. Mon oncle arrêtait les vaches laitières, alors on est revenus. Tout était à inventer. » Pas un cochon au départ (300 aujourd'hui), mais une idée forte : créer un élevage où terroir et animal dialoguent. « J’aime comparer le jambon à un grand vin. Le cépage, c’est le cochon, la vigne, c’est notre manière de l’élever, et le terroir, ce sont ces prairies et ces forêts. Une année de glands généreuse donnera des saveurs particulières, une autre plus humide accentuera la fraîcheur de la viande. »
Herbae dispose de trente hectares de parcours, découpés en une douzaine d’îlots.
« Nos cochons passent toute leur vie dehors, explique Nicolas. Ils ont de l’herbe quasiment toute l’année. Et j’ai même calculé la distance entre l’abreuvoir et les cabanes de nourriture pour les obliger à marcher. Plus ils marchent, meilleure est la viande. » Les arbres jouent aussi leur rôle : ombre, abri, nourriture. « Si tu respectes ton écosystème et ton animal, tu auras de bonnes choses. »
Les porcelets arrivent à trois mois, achetés à un naisseur de la filière, s'acclimatent pendant un temps à l’intérieur, pour s’endurcir, puis rejoignent les parcours à l’âge de 5 mois environ. Leur alimentation est composée de céréales locales (blé, orge, triticale) produites et moulues sur place en farine. « Pas de maïs ni de soja, ça abîme les gras. » À cela s’ajoutent 500 kilos d’herbe sur une vie, sans compter les glands, les noisettes et châtaignes de l’automne, les prunes et les cerises du printemps. De plus, ici, l’eau est un trésor. « Nos cochons boivent quasiment exclusivement de l’eau de source, précise Nicolas. Une eau souterraine d’une pureté incroyable. »
Place à la dégustation... (photos : Lucas Chappe)
L'ART DU TEMPS LONG
« En industriel, on abat les porcs à six mois. Nous, c’est deux à trois fois plus. » À l’abattage, une carcasse d’Herbae pèse 130 kilos, dont 30 de gras. « Ce gras, c’est la clé. Quatre à cinq centimètres, contre quelques millimètres pour les porcs standards. C’est lui qui protège le jambon et donne sa texture fondante. » Nicolas insiste sur l’importance du bien-être animal aussi quand arrive la fin de vie. « Un cochon stressé, c’est un jambon foutu. La viande ne prend pas le sel. Alors, on les charge au champ au petit matin, à la fraîche, on les arrose, on les emmène le soir, lorsque la température a baissé, on prend toutes les précautions. »
Hors viande fraîche, vient ensuite le temps de la salaison et de l’affinage, de 12 à 24 mois, jamais moins. « C’est à peu près équivalent en Espagne, mais pour un jambon plus subtil, moins puissant, avec des arômes de fruits secs, de sous-bois. » Cette étape est assurée aujourd’hui par un salaisonnier membre de l’AOP mais, à terme, Anouk et Nicolas envisagent de l’intégrer, au moins pour la seconde phase, après la mise au sel et au froid, celle où le jambon développe tous ses arômes dans une pièce tempérée et ventilée selon qu’on en ouvre les fenêtres ou pas.
LA CUVÉE DES BOIS
Herbae pousse encore plus loin l’expérience avec une sélection annuelle. « Chaque année, on choisit dix cochons de quinze mois et on les met trois mois en forêt. Ils ne mangent que ce qu’ils trouvent : noisettes, puis châtaignes, puis glands. La viande est vendue à Noël, les jambons deux ans plus tard, à la même période. Ça donne des choses incroyables. » Une bonne manière de se démarquer auprès des restaurateurs, cible privilégiée, en plus des marchés locaux, très importants notamment l’été. Ces dix cochons triés sur le volet donnent ce que Nicolas appelle « la Cuvée des Bois ». On rêve d’une allocation !












