Les agneaux de prés-salés de François Leclerc (1/2)
- Stéphane Méjanès
- 25 août
- 5 min de lecture
Cet article - légèrement remanié en 2024 - a été écrit par Mathilde, co-fondatrice du Club est fiancée de Tristan, en direct du bout de terrain de François Leclerc, qui semble lui-même se trouver au bout du monde. En face d'elle, une étendue de prés salins si verts qu’ils feraient bisquer le Pays basque et rougir l’Écosse. Sur ces herbus (nom que l’on donne notamment aux vastes étendues qui encerclent la baie du Mont-Saint-Michel), elle distingue des centaines de brebis et d’agneaux, comme autant de petits points blancs, bien affairés à cisailler de la salicorne, de l’obione et autres puccinellie, ces plantes dites halophytes (adaptées aux milieux salés).

Première photo d'une amitié qui dure entre Tristan et François (photo : Mathilde Lasserre)
Au fond ? L’Abbaye du Mont-Saint-Michel se détache sur un ciel plus bleu que les yeux de Romy Schneider et Marc Lavoine réunis (un duo improbable, on vous l’accorde). À sa droite ? Le trop méconnu et mystérieux ilot Tombelaine, encerclé, lui, deux fois par jour par les marées océaniques. En fond sonore ? Les bêlements incessants (mais néanmoins hyper relaxants) de tous ces petits êtres broutards qui communiquent entre eux. Sans doute, il y a là un agneau qui cherche sa mère, ou son frère. Ou bien un groupe qui indique à un autre l’endroit de la bonne came salée. En fin d’après-midi, les aboiements d’un border collie consciencieux qui cherche à ramener son troupeau à la bergerie. Et puis, des oiseaux aussi. Bref, si on voyait tous ça toute la journée, Christophe André n’aurait plus besoin de travailler.
TEMPS LONG ET QUALITÉ
Mathilde et Tristan sont allés à la rencontre de François après des mois de discussions à distance pour résoudre des contraintes logistiques et d’expédition. Surtout, des mois à attendre la bonne saison (de mai à septembre). Leur patience a payé : François est un bon. Un très bon. Du genre à se remettre en question (et à s’en poser plein aussi), du genre à ne pas s’endormir sur ses prés salés. Du genre, enfin, à chercher à s’approcher le plus possible du vrai. Peut-être est-ce dû à son arrivée relativement récente maintenant dans le métier, permettant ainsi un œil neuf et curieux sur les méthodes d’élevage ? Avant ça, François travaillait dans les travaux publics et dans ce boulot-là monsieur, le mantra c’était le volume et la quantité.

La race Suffolk à la tête noire caractéristique (photo : Mathilde Lasserre)
Cette voie, il l'avait empruntée sans grande conviction, si ce n’est celle qu’un jour il monterait sa propre entreprise ; peu importe laquelle mais une qui ait du sens et qui privilégierait le temps long et la qualité. C’est suite à la médiatisation de l’AOP "Prés-Salés du Mont-Saint-Michel", obtenue en 2009, que l’idée lui vient. Petit à petit, il entame une reconversion puis de nombreux stages et formations chez des éleveurs, notamment en AOP (mais aussi auprès de brebis laitières, agneaux de bergerie, etc). En 2016, il reprend l’élevage et la parcelle, idéalement situés, d’un ancien éleveur parti à la retraite. L'aventure "Aux Arts Salés" peut commencer.
Chaque jour, il partage 1 500 hectares d’herbus avec ses voisins, tandis que ses 300 brebis (le plus petit élevage parmi les 25-30 qui existent) cohabitent au milieu de 5 000 autres. Le soir, sur les coups de 17-18h, il faut guetter quand les voisins rentrent leur troupeau pour faire de même. Là, François compte les animaux, vérifie leur identité, reconnait les têtes dures (ou ses préférées). Et puis, s’il y a des inconnus, on appelle les voisins pour qu’ils viennent les chercher. C’est le cas presque tous les soirs. Dès que l’inventaire animalier est fini, les brebis partent brouter une parcelle d’herbe tandis que les agneaux filent en bergerie pour gober 400 g de méteil, un complément céréalier cultivé par François sur des terres voisines. Dans ce dernier, on trouve de l’avoine, du pois et du blé.
Pour compléter, François rajoute du tourteau de lin, seul aliment qu’il ne produit pas lui-même, sur place. L’idée, c’est d’apporter l’essentiel à l’agneau de lait (qui gambade plusieurs kilomètres par jour), notamment des oméga-3, tout en ne le gavant pas d’un dîner qui l’éloignerait de son aliment premier : le pré-salé.

À taaaable ! (photo : Mathilde Lasserre)
TRANSHUMANCE NOCTURNE
Deux ou trois heures plus tard, à l’heure où rougit la campagne, François ramène tout ce petit monde sur l’herbus. À cet instant précis, il n’y a plus que 300 brebis (et leurs agneaux) sur le ter-ter, les siennes, car il est le seul éleveur de sa zone à les ressortir pour la nuit. Il faut imaginer la silhouette de François devant avec son bâton, les brebis lancées derrière lui, mêlées aux agneaux qui cherchent puis retrouvent leur mère. Tout ce petit monde avance, bruyant-bêlant, mené de bon train par Roxy, l’infatigable chienne bergère, pour se mettre en route vers le Mont-Saint-Michel sur fond d’un coucher de soleil sublime. Un vrai moment de grâce. Sa logique est implacable : il élève des agneaux de prés-salés, la période estivale est douce, pourquoi ne pas optimiser le temps sur les herbus ? Tous ne peuvent pas se le permettre car certaines parcelles sont très accidentées, ponctuées de criches (sortes de chenaux) vaseuses dans lesquelles les animaux peuvent s’embourber. Et puis, agneaux et mères parcourent souvent 10 km pour aller pâturer donc le temps d’aller les chercher… Mais, François a de la chance, sa zone est relativement peu escarpée alors pourquoi ne pas en profiter ?
LE CONTRAT MORAL
Dans les autres choses que François ne fait pas comme tout le monde, il y a l’alimentation des brebis et c’est un bon point pour lui. Quand d’autres favorisent l’ensilage de maïs (plus simple et économique) durant la période hivernale et de mise bas, il a investi sur de plus grandes surfaces de repli (zones pour pâturer une herbe
« classique » lorsque la météo, les marées ou l’approche de la mise bas ne permettent pas une sortie sur les herbus). Ces parcelles lui permettent de produire son propre foin de qualité. Chez lui, la reproduction se fait au bon moment et de la bonne manière (naturelle). Pas d’hormones, d’insémination artificielle, ou autres duperies pour brebis (comme éclairer les étables pour les tromper sur le jour et la nuit et sur les saisons). L’agnelage se passe en hiver, une période où François ne chôme pas : il faut veiller les brebis, donner le biberon aux rares agneaux rejetés par leur mère, tenter de les réconcilier, etc. (en plus de l'herbe des prés salés et du méteil, un agneau tête toute sa vie, soit 4 à 6 mois).
Et puis, sa réflexion se niche dans une multitude de petits détails. Quand tondre les brebis pour qu’elles soient au mieux ? De l’usage des antibiotiques (très rare - pour preuve, il a même ouvert la trousse à pharmacie - et jamais en préventif) ? Couper la queue des agneaux (une douleur vive sur le moment mais qui évite plein de problèmes infectieux plus tard) ? Bref, François se creuse constamment la cervelle pour faire au mieux.
