Les vins d'Alexander Sichel
- Stéphane Méjanès
- 18 août
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 20 août
Pour rallier Cucugnan, il faut le mériter. Quitter l’autoroute, s’enfoncer sur des départementales de plus en plus étroites, laisser derrière soi les zones où le réseau téléphonique fonctionne, et enfin déboucher sur ce village rendu célèbre par Alphonse Daudet et son curé, accroché entre deux montagnes calcaires, quelque part dans l’Aude, à la frontière des Corbières et du Fenouillèdes. Un décor de roman historique : 130 habitants, un moulin restauré par Roland Feuillas, paysan-boulanger chantre des blés anciens, des châteaux cathares en sentinelles, une nature brute, préservée, dont les reliefs racontent des millions d’années en quelques strates. Ici, le temps ne s’écoule pas de la même façon. Alexander Sichel parle d’une « énergie » qui pousse à l’introspection, ce sentiment rare de se savoir minuscule.

Tristan bien entouré, à sa droite Jancis Robinson, grande critique britannique, à sa gauche, Alexander Sichel, qui dirige le Domaine Peter Sichel (photo : DR)
Son grand-père, tombé amoureux du lieu dans les années 1980 au cours d’un voyage, avait planté là ses premières vignes, en pionnier, choisissant des coteaux alors déserts. À 500 m d’altitude, sur un plateau argileux balayé par la tramontane, il mise sur le grenache. On le prend pour un fou, tant la maturité est alors difficile à atteindre. Aujourd’hui, les vieilles vignes produisent des raisins d’une qualité exceptionnelle. « Il avait eu une vision », dit Alexander, qui a repris le domaine en 2019, avec une conviction chevillée au corps : faire des vins à la hauteur du paysage et de ce qu'il dégage. « J'ai goûté des vieux vins élaborés par mon grand-père, raconte-t-il. Les arômes primaires envolés, il ne restait que le terroir. J'ai compris qu'il y avait un gros potentiel, il fallait juste essayer de faire. »
DES CHOIX DRASTIQUES
Dès son arrivée, il taille dans le vif : le vignoble passe de 35 à 13 hectares, ne conservant que les meilleures parcelles, celles aux sols vivants, aux porte-greffes robustes. En parallèle, il engage une conversion totale en bio et en biodynamie, convaincu par les dégustations qui l’ont marqué chez les vigneron·ne·s labellisé·e·s Biodyvin. « J'aime bien la définition de la biodynamie que j'ai entendue un jour : créer un organisme vivant, précise-t-il. Tout ce qui entre dans la production devrait venir du lieu lui-même. »
L'homme et le vigneron se font tout petits au coeur de la nature préservée des Corbières (photos : Tristan Laffontas)
Mais la vigne, patiente, ne se transforme pas en un claquement de doigts. « Je pensais voir le changement dès la première année… » sourit-il. Il faudra attendre 2022 pour que les raisins, plus vibrants, plus éclatants, imposent d’eux-mêmes une vinification douce, plus infusion qu’extraction. Après quelques millésimes plus appuyés au début, depuis 2022, les vins du Domaine Peter Sichel ne cherchent pas le spectaculaire. Fraîcheur, pH bas, alcool contenu : des rouges sereins, délicats, précis, à l’image des paysages dont ils sont issus. « Ce sont des vins pour les moments calmes, comme lire un livre », résume Alexander.
UNE DANSE AVEC LE CLUB
Cette modestie, cette sincérité, mais aussi cette profondeur, ont séduit Tristan Laffontas. La rencontre s'est faite à Paris, lors d'un dîner événement réservé aux membres du Club des 1 000, dans la Salle de Bal de Ducasse Baccarat. Invité par Bernard Neveu, sommelier du groupe Ducasse, Alexander présente ses vins. Le fondateur du Club goûte, accroche, puis descend quelques semaines plus tard jusqu’à Cucugnan. Ce jour-là, hasard providentiel, la grande critique britannique Jancis Robinson est aussi de passage, voisine occasionnelle, sa maison est située près de Carcassonne. Dans la fraîcheur d’un chai de montagne, on goûte le carignan 2023. Jancis Robinson repose son verre, se tourne vers Alexander, et lâche dans un sourire :
« This Carignan is a miracle ! »

La cuvée Petite France testée et approuvée par une légende du vin (photo : Tristan Laffontas)
Rien de plus, rien de moins. Cinq mots qui, dans la bouche d’une légende vivante du vin, résonnent comme une décoration officielle. En tout cas, quand Tristan lui a demandé s'il pouvait la citer, elle n'a pas hésité : « for sure ! » Elle a d'ailleurs prévu de consacrer à Alexander la colonne qu'elle signe dans le Financial Times. Gorgeous !
Le domaine compte aujourd’hui sept cuvées : Montanha, infusion pure de grenache ; Cucuniano, assemblage syrah, grenache et carignan du versant sud de la vallée ; et quatre parcellaires : Terre Rouge (grenache), Petite France (carignan), Triby, la syrah du coteau, Amassa (grenache) et Roussanne Vieilles Vignes, seul blanc. Élevages en foudre, amphore, fûts de 400 litres ou cuves béton, toujours avec des chauffes légères pour préserver l’identité des cépages et du terroir. Les années fraîches, la syrah révèle des notes de poivre blanc, cette rotundone (composé aromatique de la famille des sesquiterpènes) que la chaleur efface. Les années chaudes, c’est parfois le carignan qui surprend par sa finesse, loin des clichés de puissance et de tanins massifs.
DES CERCLES VERTUEUX
Dans ce coin perdu, le temps long est une évidence. Certaines parcelles exigent une heure de tracteur pour y accéder, passant deux cols. Les sols, caillouteux et peu profonds, usent le matériel, que l’on répare soi-même. Ici, rien de high-tech, des tracteurs robustes, rustiques, que l’on connaît sur le bout des doigts. L’isolement impose une certaine autonomie, mais l’essentiel tient à l’équipe, qu’Alexander compare à une brigade de cuisine. Claude, qui tient le vignoble « au laser ». Smael, capable de passer du suivi des vins à la mécanique de précision. Élise, en première ligne pour le suivi des commandes. Et Jean-Michel, dit "Tilt", solide pilier des travaux extérieurs. Autour d’eux, un second cercle de partenaires et de conseillers, notamment pour la biodynamie et la distribution, complète l'équipage. « Dans le vin, on ne fait rien tout seul », martèle Alexander.
Aujourd'hui, Alexander Sichel élabore 6 cuvées dont 4 parcellaires (photos : Tristan Laffontas)
Et il le sait, ses vins ne sont pas de ceux qui frappent fort au premier verre, surtout dans ces dégustations à la chaîne où les bouteilles se succèdent comme des slides lors d’une conférence trop longue. Ils peuvent passer inaperçus, glisser sans bruit, comme un sentier de traverse que l’on aurait manqué sur la carte. Mais, pour qui prend le temps de les écouter, de les laisser s’installer, de revenir au verre comme on revient à un panorama qui change avec la lumière, alors tout se met en place, la fraîcheur de l’air, la précision des arômes, la pureté d’un paysage mis en bouteille.
« À chaque millésime, on se fixe un objectif esthétique » Alexander Sichel
Découverte de l’année 2025 pour la Revue du Vin de France, Alexander avance avec cette motivation nouvelle, nourrie des rencontres et de l’énergie de ses montagnes. Dans un coin de sa tête, un projet : transformer la visite au domaine en expérience totale, vin, paysage, gastronomie locale, absence de réseau téléphonique, lenteur retrouvée. Arriver à Cucugnan, c’est déjà accepter de ralentir. Boire les vins d'Alexander, c’est prolonger ce ralentissement. Laisser le paysage entrer. Et repartir en emportant, au fond du verre, un peu de cette énergie qui n’appartient qu’à cet endroit reculé du monde.
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