Vins d'Alsace, rebattre les cartes
- Stéphane Méjanès
- 15 sept.
- 3 min de lecture
Les vins d’Alsace souffrent d’un étrange paradoxe : diversité de terroirs et de cépages, richesse d’histoire, et pourtant une image brouillée, qui les rend invisibles sur les cartes de restaurants et timides dans les caves des particuliers. Mais derrière ce tableau un peu sombre, en partant à la rencontre de trois grands domaines, Albert Mann, Zind Humbrecht et Trimbach, Tristan a découvert qu’il existe des raisons d’espérer.

L'une des caves de la Maison Trimbach (photo : Lucas Chappe)
« L'Alsace souffre d'un déficit de connaissances », tranche Pauline Trimbach. La scène frise l’absurde : « J’ai déjà rencontré des sommeliers qui me disaient : “Ah bon mais Clos Sainte-Hune, c’est vous ?” » Quand l’un des rieslings les plus réputés au monde est traité comme une découverte, c’est que le malentendu est profond. Et d’ajouter : « On est très heureux de les ouvrir et de les partager avec les gens qui viennent ici, parce qu’en France ces bouteilles n’ont pas toujours la destinée qu’elles méritent. »
Depuis le fief familial de Ribeauvillé, Pauline fait un rappel utile : « De manière historique, notre famille a poussé un peu plus sur l’extrême sec de l’Alsace ». Un choix assumé à contre-courant des années 1990, quand l’image de la région s’était abîmée avec des vins plus riches et plus sucrés. La Maison Trimbach revendique ainsi des vins de table, tendus, taillés pour la gastronomie, notamment autour du cépage roi : « le riesling, c’est 55 % de nos vins ». La vérité sort de la bouteille. « C’est increvable », sourit Pauline en évoquant des vieux millésimes conservés précieusement en cave. Elle souligne enfin combien les Trimbach aiment mettre en avant les vignerons partenaires qui lui vendent du raisin, preuve qu’une histoire partagée est possible.
Antoine (à g.) et Jacky (à d.), du Domaine Albert Mann, racontent leur Alsace à Tristan (photos : Lucas Chappe)
Chez Albert Mann, l’alerte porte un nom : gewurztraminer. « C’est un soldat qu’il faut sauver, s'inquiète Marie-Thérèse Barthelmé. Tout le monde veut l’assécher, mais ça ne marche pas. Un gewurz' sec, ça n’a pas de sens. Si on n’est pas plus persévérants, tous ensemble, tous les vignerons, on va le perdre. » Jadis roi des tables, le cépage est aujourd’hui relégué, éclipsé par des habitudes de consommation qui l’ignorent. Il cache pourtant un énorme potentiel : bien travaillé, ce cépage « sort des codes » et vieillit magnifiquement. « Un vieux Gewurz de vingt ans, c’est une pépite », s'enthousiasme Antoine, fils de Jacky et Marie-Thérèse. Jacky qui élargit le propos en rappelant combien l’Alsace reste marginalisée, malgré des succès incroyables : « Quand notre pinot noir a pris 100/100 chez Parker, on s’est dit que ça allait changer la donne. Eh bien non. Pas un vigneron du Bordelais ou de Bourgogne ne serait resté inconnu après ça, mais pour l’Alsace, ça n’a rien bouleversé. »

Pierre-Émile Humbrecht, lucide sur ses pratiques et son marché (photo : Lucas Chappe)
À Turckheim, Pierre-Émile Humbrecht situe le problème dans une histoire tournée vers l’export. « On vend beaucoup plus à l’étranger », explique-t-il, rappelant que son grand-père plaçait déjà ses vins dans les années 1980 sur la carte du restaurant Lutèce, 3 étoiles à New York. Une réussite qui souligne un paradoxe : la reconnaissance existe, mais elle s’est construite hors de France. Pierre-Émile insiste aussi sur la complexité d’une région, « mosaïque de terroirs différents ». Granits, calcaires, gypse, pentes raides, l’Alsace offre une richesse presque déroutante pour l’amateur. Faute de discours commun, cette diversité se retourne parfois contre elle, rendant le vignoble illisible. Et l’équation économique n’arrange rien. « Je mets deux fois moins de soufre, mais avec le bicarbonate c’est quatre fois plus cher, confie Pierre-Émile. Est-ce qu’un petit vigneron peut se permettre de dépenser 1000 € de traitement par hectare ? » Les choix techniques exigés par la bio ou la biodynamie ne sont pas accessibles à tous, freinant une montée en gamme collective.
Trois façons de dire qu’il est temps, enfin, que l’Alsace parle d’une seule voix. Transformer ces voix singulières en récit collectif.






