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Photo du rédacteurStéphane Méjanès

Le foie gras basque de canard Kriaxera

Parfois, les étoiles s'alignent. Lorsque Tristan a pris rendez-vous avec Julen Perez, sur le conseil de Simon Bricard, membre du Club et patron de la formidable boucherie Viande et Chefs, à Paris, il ne s'attendait pas forcément à voir des canetons d'un jour. Pour Julen, c'était jour de réception d'un peu plus de 280 bébés, nés au couvoir de la Bidouze, à Bidache, seule écloserie de France spécialisée dans la race Kriaxera (en réalité, un croisement d'une femelle Kriaxera et d'un mâle Barbarie).


Le foie gras de Sabrina et Julen découpé pour nous par ce dernier (photo : Stéphane Méjanès)


Les plus fidèles du Club se souviendront avoir déjà aperçu ce mot compte triple (comme à peu près tous les noms basques). Lors de leur tour de France en van, Mathilde et Tristan étaient allés à la rencontre de Patrick Dagorret, de son épouse Bénédicte et de son frère Michel, éleveurs de canes à chair Kriaxera, sentinelle Slow Food endémique du Pays basque. Celle-ci avait bien failli disparaître au profit d’une race venue de loin à croissance plus rapide, la cane de Pékin (croisée Barbarie), plébiscitée par les industriels pour qui le temps, c'est de l'argent. Une association de producteurs basco-landais, épaulés par le Conseil Général, avait permis un large travail de collecte de rescapées. Et la Kriaxera ressuscita, à l'instar du porc Kintoa.

CHOIX DE VIE


Fier de ses racines, militant d'une agriculture paysanne respectueuse de sa terre et de ses traditions, mais résolument moderne dans son approche, Julen a tout naturellement choisi le canard gras mulard Kriaxera, lorsqu'il s'est installé en 2019 à Lohitzun-Oyhercq, avec son associée Sabrina Larzabal. Si l'on est fermier depuis presque toujours dans la famille de Julen, la reconversion n'était pas écrite pour Sabrina, originaire d'Urrugne, près de Saint-Jean-de-Luz, et longtemps cadre dans un établissement employant des travailleurs en situation de handicap. Bon salaire, voiture de fonction, il a fallu un conseil de famille avec sa mère, sa soeur et son mari, pour valider le grand saut.


Loin de l'agitation de la côte, Sabrina aspirait à une autre vie, pour elle, pour son couple et pour ses deux enfants. Sans aucune compétence préalable, avec son Bac ES et son DUT en gestion, elle s'est retrouvée à seconder un éleveur gaveur sur la partie transformation, déjà de canards Kriaxera. C'est là qu'elle a rencontré Julen, arrivé comme ouvrier agricole après une licence en production animale et un "exil" de 5 ans hors du Pays basque, mais pas trop loin quand même, de l'autre côté de la frontière, en Occitanie. Coup de coeur amical et professionnel, ces deux-là ont vite envisagé de faire cause commune. Ils auraient pu reprendre la ferme où ils travaillaient mais le cédant n'était pas prêt à laisser la place. Qu'à cela ne tienne, ils ont démissionné presque simultanément et cherché leur futur point de chute en commun.


De gauche à droite : Julen Perez et Tristan Laffontas (photo : Stéphane Méjanès)


PARCOURS DU COMBATTANT


Ils ont un jour emprunté le chemin qui descend vers la ferme Beti Aintzina de Chantal et Jean-Bernard Pochelu, et n'en sont jamais repartis. Jean-Bernard, "père spirituel" pour Sabrina et Julen, a su les écouter, consentir au passage d'un élevage de brebis laitières à un élevage de canards gras. Mieux, lorsque la banque rechignait à prêter 600 000 € aux impétrants, pour l'achat des bâtiments et des terres, mais aussi pour transformer l'outil de travail pour l'élevage, le gavage, l'abattage et la transformation, ils ont topé en confiance pour une location avec option d'achat après 5 ou 6 ans d'activité. L'addition est tombée à 450 000 €, le banquier n'a pas pu dire non.

Sabrina et Julen ont reçu un autre coup de pouce primordial. Au Pays basque, l'association Lurzaindia s'est donné pour mission que "la Terre nourricière devienne un bien collectif permettant le maintien ou l'installation de fermiers en agriculture paysanne". Ailleurs, Terre de Liens poursuit cet objectif essentiel. Lurzaindia, qui s'est aussi constitué en foncière et s'appuie sur une fondation, a acquis 15 ha pour les confier en location aux deux courageux, pour toute la durée de leur vie professionnelle, avec priorité à leurs enfants s'ils veulent reprendre. Une économie de 100 000 € et une inestimable tranquillité d'esprit. Ils cultivent ces 15 ha pour nourrir les canards qui ont, eux, 5 ha à disposition. Cette (longue) introduction nous permet de pointer les difficultés des artisans pour se lancer, engagés sur un sentier escarpé et semé d'embûches. C'est encore plus vrai pour Sabrina et Julen, dans une filière où les industriels font la loi et où les épidémies de grippe aviaire sévissent régulièrement. À son travail quotidien, Sabrina ajoute d'ailleurs une activité au sein du Conseil d'administration du label Idoki (voir notre article sur la Ferme Haranea), dans lequel ils se sont immédiatement reconnus, tandis que Julen est un fervent militant syndical. Le cadet du binôme est en première ligne de tous les combats pour éviter l'abattage administratif parfois aveugle des troupeaux menacés par les virus, n'acceptant que lorsqu'il est absolument nécessaire. Ceux-ci se propagent principalement dans les élevages industriels, univers concentrationnaires aux antipodes des conditions de vie offertes aux canards par Sabrina et Julen, généralement épargnés. Ils sont une vingtaine d'éleveurs de Kriaxera dans les provinces de la Soule et de la Basse Navarre, unis pour défendre des valeurs fortes.


Les canards gras de la Ferme Beti Aintzina, élevés en plein air (photo : Stéphane Méjanès)


FERME PILOTE

Ils ne sont pourtant pas des "irréductibles", des cousins des Gaulois du village d'Astérix, Julen fronce les sourcils quand on emploie ce mot. Car, au-delà des vicissitudes de l'installation et du quotidien, il a construit avec Sabrina un modèle où le bien-être est central, le leur comme celui des animaux. Une manière d'être et de faire forcément vertueuse mais, aussi important, économiquement viable. Un salaire de 1 800 € net chacun, un week-end de repos sur deux, deux semaines de vacances en été et une semaine tournante en hiver, des conditions rares dans le monde paysan, de l'élevage en particulier. Pour cela, ils s'appuient sur leur complémentarité, Julen de l'élevage à l'abattage, Sabrina à la transformation, à l'administratif et au commercial. Ils mettent en commun leur intelligence, leur vision, Sabrina tempérant Julen pour la bonne cause, et mettent de la rigueur dans tout ce qu'ils font. Le hasard n'est pas un mot de leur vocabulaire.


Devenu exemplaire, y compris du côté des chambres d'agricultures, leur modèle repose sur un dimensionnement précis et définitif : 2 000 canards par an, ni plus ni moins. Leurs voisins, qui ne font que gaver selon les desiderata des coopératives et du marché, en passent 10 fois plus. Mais, dans ce dernier cas, le canard est valorisé à 4 € contre 100 € chez Sabrina et Julen. À peine croyable ! Quand on goûte, on comprend. Élevés en plein air (après 15 premiers jours à l'abri), nourris quasiment en totalité par les cultures de la ferme (auxquelles s'ajoute de l'achat de maïs local), sans médicaments, les animaux grandissent en harmonie avec leur environnement. Au bout de 15 semaines, ils pèsent 4,5 kg et sont prêts à être gavés.

DU GAVAGE À LA TRANSFORMATION

La phase de gavage n'est jamais anodine. Pour mémoire, le foie gras n'est pas un organe malade, le métabolisme particulier du canard fait qu'il stocke du gras, notamment pour les migrations. Si l'on cesse de le gaver, le foie maigrit. Il n'empêche. Julen gave en conscience, de septembre à mai (l'été, les canards souffrent de la chaleur). Après avoir offert une "belle vie" aux canards, il les valorise pour faire vivre sa ferme et deux familles. Il pense néanmoins qu'à moyen terme, l'interdiction tombera et que l'on passera au gavage naturel (comme chez Eduardo Sousa, voir notre article).


La salle d'abattage de la Ferme Beti Aintzina (photo : Stéphane Méjanès)

En attendant, Julen a choisi les cages les plus spacieuses, avec des grilles coulissantes pour bloquer la tête et le cou, et ll emploie un système par gravité, plus coûteux que la version pneumatique. Il compte 5 secondes et demi pour distribuer 500 g (dernière phase du gavage) uniquement de maïs grain, contre une demi seconde dans l'industrie avec une pâtée de maïs broyé, farine, eau, oligo-éléments, minéraux, et 5 % d'une poudre de perlimpinpin. Il observe chaque bête au préalable, les tâte, et ne gave que ceux qui sont prêts, jabot vide et foie souple. Cela n'exclut pas les incidents, le zéro risque n'existe pas, mais à la ferme Beti Aintzina, on déplore seulement 3% de perte au gavage (et 2% durant l'élevage). Il faudra 15 jours et 34 repas pour que le canard atteigne le poids de 6,5 kg pour un foie compris entre 580 et 600 g, contre 22 repas et 10 jours chez qui vous savez. Vient la dernière étape, vitale puisqu'elle conditionne la qualité des produits qui seront ensuite vendus. Étourdis, saignés, plumés et éviscérés, les canards passent entre les mains de Sabrina. Les foies trop petits ou trop gros, pourtant excellents, sont valorisés en blocs de foie gras (les meilleurs du monde !), les foies sont assaisonnés, sel et poivre de Kampot, cuits en autoclave et conditionnés sous différentes formes. On a goûté, on s'en souvient, on touche au sublime, n'ayons pas peur des mots. Et encore, on n'a pas testé le foie 100% Kriaxera (sans croisement avec un Barbarie), Julen a les yeux qui brillent quand il en parle. Pour le reste, à l'exception de la carcasse, donnée à des chefs ou à des chasseurs, toute la viande est transformée, en délicieuse rillettes notamment. Cuisses, magret, aiguillettes, manchons, etc. sont aussi préparés par Sabrina qui adore cuisiner et déplore même de manquer de temps pour imaginer de nouvelles recettes. On est déjà bien, ne changez rien !


Les produits cuisinés par Sabrina Larzabal (photo : Stéphane Méjanès)

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