Les vins du Domaine Geschickt
- Stéphane Méjanès
- 19 mai
- 6 min de lecture
Dernière mise à jour : 26 mai
« Ce sont nos woofers, on les héberge, on les nourrit et elles travaillent pour nous. »
Aurélie Fayolle ne parle pas d'étudiantes en césure ou de salariées en congé sabbatique et en quête de sens. C'est avec malice et affection qu'elle présente Iris et Rouge, deux juments de trait ardennaises, occupées à mâchonner paisiblement l'herbe d'un champ dans la plaine d'Ammerschwihr, sur la route des vins d'Alsace. Avec son compagnon Arnaud Geschickt, troisième génération de vignerons, elle a fait le choix depuis 15 ans d'une viticulture à hauteur d'homme... et de cheval. Ensemble, ils façonnent un domaine de 12 hectares cultivé en biodynamie, où le vivant n’est pas un argument marketing mais un impératif de tous les jours.
Arnaud Geschickt, Tristan Laffontas, Aurélie Fayolle (Photos : Stéphane Méjanès)
Iris et Rouge en sont la plus visible incarnation, solides ouvrières de 800 kg dont le pas reste toujours moins lourd que celui d'un tracteur de 2,5 tonnes. « Oui, c’est physique, avoue Aurélie. Mais, pas autant qu’on le croit. On se fait une image rude de la traction animale, mais on n’est pas des athlètes non plus ! Ce n’est pas moi qui pousse la charrue, c’est le cheval qui la tire. Mon rôle, c’est de rester droite, de guider, d’accompagner le geste, comme un gouvernail. Si le cheval est détendu, que les conditions sont bonnes, le travail devient presque fluide, doux. Nos juments nous obligent à une approche plus fine, plus sensible. Tu choisis la parcelle en fonction de la météo. Tu avances plus lentement. Tu écoutes la terre. Avec un tracteur, tu peux forcer. Avec un cheval, si le sol ne veut pas, ça ne passe pas. C’est une autre relation au terroir, plus attentive, plus respectueuse. Et puis ce sont des animaux qu’on soigne, qu’on monte, qu’on connaît. C’est un engagement total. »

Tristan et Iris, naissance d'une romance (Photo : Stéphane Méjanès)
L’objectif est de désherber mécaniquement, de butter les rangs avec le soc en poussant la terre vers les pieds de vigne, avant de décavaillonner au printemps, casser la butte pour permettre à l’eau d’atteindre les racines et enlever l’herbe au pied. La décavaillonneuse a une gâchette qui permet d'ailleurs de soulager la charrue. Elle a été façonnée par Bernard Michon, un artisan de Cluny, les manches ont été adaptés à la taille d'Aurélie et Arnaud, les outils d'autrefois étaient conçus pour des gens d’1,60 m. « On travaille des parcelles non mécanisables, raconte Arnaud. Là où on ne peut pas passer avec des machines, le sol est resté meuble, vivant. On sent tout de suite la différence. Marcher dessus, c’est comme marcher sur un coussin. Un sol trop tassé empêche les racines de descendre. Un sol mort, c’est une poussière qui finit par redevenir pierre. Pas de vie microbienne, pas de nutriments, pas d’expression du terroir. Et pour nous, c’est ça le Graal : que le vin ait le goût de là où il est né. On parle souvent de ce qui se passe dans la cave mais cela ne représente que 5% de notre taf, nous on bosse à la vigne. » Pour les traitements, Aurélie et Arnaud utilisent aussi un quad de 200 kg équipé de pneus basse pression et de suspensions, plus confortable qu’un tracteur et tassant peu. Ils effectuent en moyenne 4 ou 5 passages par an, cuivre (bouillie bordelaise) et soufre mouillable, parfois accompagnés de tisanes.
Sur ces terres dominées par le Grand Cru Kaefferkopf ("tête de scarabée", identité graphique du Domaine Geschickt), la géographie est une partition complexe. Il faut lire les pentes, les nuances, les expositions, la géologie.
Au sud, sur le Pfulben, la roche-mère granitique dialogue avec une poche de limons calcaires et d’argiles lourdes. Sur l'une des parcelles exposée plein sud, le sous-sol est « fascinant », s'enthousiasme Arnaud. « La roche-mère est granitique, mais il y a aussi une tâche d’agglomérat limoneux qui apporte calcaire, profondeur et rétention d’eau. Ce type de sol donne des vins équilibrés, à la fois verticaux (granit) et denses (argile). On y cultive riesling, gewurztraminer et pinot gris, ainsi qu’un peu de pinot noir juste en dessous, planté en haute densité, sur échalas, 1 mètre sur 1 mètre. » C'est là aussi qu'est née une cuvée particulière, millésime 2015, présentée en 2018 sur la Scène Artisan d'Omnivore Paris, en compagnie de l'auteur de ces lignes, et bue début 2025 chez Pierre Sang Boyer par Tristan, qui en est tombé dingue. Un joli signe du destin.
AVANT/APRÈS : parcelle de pinot noir Sonnenberg du Domaine Geschickt sur le granit du Kaefferkopf
(Photos : Stéphane Méjanès et Aurélie Geschickt)
Sur le Sonnenberg, les sols sont sablonneux (les Alsaciens parlent de "semoule"), exposés à l’Est. « Cette exposition permet d’avoir des amplitudes thermiques plus modérées, détaille Arnaud. On atteint ainsi une maturité physiologique complète, sans excès de sucre. C’est idéal pour les macérations, car tu vas extraire de la peau, du pépin. Il faut que ce soit mûr, sinon tu tombes dans l’âpreté, le déséquilibre. Ici, pas besoin de faire de compromis : pas de vin à 15°, pas de tannins durs, on garde l’équilibre. » Ici et là, des arbres fruitiers qui participent à l'équilibre du sol, à la biodiversité, et qui rafraîchissent l'ambiance quand il fait chaud.
Plus loin, changement de décor sur le terroir du Grand Cru Mambourg, à Sigolsheim. « Ce secteur est connu pour ses sols profonds et riches, ce qui est fondamental, précise Arnaud. Sans cette géologie, l’exposition ne suffirait pas. À titre de comparaison, le Schlossberg, plus granitique, a une exposition similaire mais une faible capacité de rétention d’eau. Sur certains millésimes, ça devient limite : il chauffe trop, retient mal l’eau. Ici, le Mambourg est préservé. On ne s’est même pas encore posé la question des effets du changement climatique, c’est dire. Le vin y est ample, généreux, horizontal. Là où nos terroirs cristallins à Ammerschwihr sont plus verticaux, tendus. Ici, c’est tout le contraire. » Une expression qui passe forcément par l'assemblage, ADN du travail d'Aurélie et Arnaud.

Des cuvées de toutes les couleurs au Domaine Geschickt (Photo : Stéphane Méjanès)
Après des vendanges manuelles, en caissettes ajourées, puis un tri minutieux (notamment d'insectes comme la coccinelle remis dans les vignes), le raisin subit un pressurage pneumatique sur un vieux pressoir équipé d'un ordinateur de bord paramétré par Arnaud. Ensuite, les fermentations des jus ayant subi une thermorégulation à 15 ou 16°C sont rapides et spontanées, sans levures ajoutées. Au besoin, on filtrera et on ajoutera le gramme de soufre nécessaire. Pas de dogme, du bon sens. « Le vin nature, ce n’est pas rien faire », ajoute Aurélie. L'élevage reste lui essentiel, le couple aime prendre son temps, privilégie le bois, matériau vivant. Au sous-sol, c'est un alignement de foudres parfois vénérables (le plus ancien date de 1948), jamais vides (s'ils sèchent, ils deviennent poreux et impropres), entretenus minutieusement pour durer mais aussi pour ne pas trop imprimer leur marque au vin. Et voilà !

Le foudre abritant la cuvée perpétuelle Cadavre Exquis (Photo : Stéphane Méjanès)
Parmi les cuvées phares, Cadavre Exquis, vin blanc perpétuel dont l'assemblage et l'élevage a débuté en 2015 dans un unique foudre (contrairement à la méthode Solera, où l'on transvase de fûts en fûts), toujours à base de pinots. Chaque année, une partie est soutirée, remplacée par l'équivalent disponible du millésime suivant. Un seul manque à l'appel, 2021, année de mildiou. « C'est le témoin de notre carrière », sourit Aurélie. Un témoin que les membres du Club des 1 000 auront le privilège d'avoir chez eux, et personne d'autre. Aurélie et Arnaud ont en effet décidé de leur permettre d'accéder à cette allocation d'environ 300 bouteilles en exclusivité. Une vraie preuve de confiance après un accueil d'une générosité folle dans ce vignoble alsacien au charme fou. Merci Aurélie, merci Arnaud !

Tristan a rempli la première bouteille de Cadavre Exquis, tirage 2025, a mis le bouchon et collé l'étiquette (Photo : Stéphane Méjanès)